Jodorowski et son influence sur les mystiques du comic-book

Si la réputation de Jodorowski en tant que réalisateur, artiste et mystique n’est plus à faire, selon moi, son travail en tant qu’auteur de bédé n’a pas encore droit à toute l’attention qu’il mérite—il devrait tout simplement être vénéré. Jodo écrit maintenant de la bédé depuis presque 50 ans. Il en créé systématiquement une à chaque année depuis le début des années 80.  Sa grande saga métaphysique créée avec Moebius, L’Incal, est largement considérée comme une des plus importantes bédés jamais produites. Plus encore, c’est son travail au sein de ce médium qui lui permet de continuer à pousser ses expérimentations narratives mystiques toujours un peu plus loin, sans contraintes budgétaires.

On sait que Jodorowski est lu partout dans le monde et que ses bédés sont publiées sous forme de comics aux État-unis. Cependant,nous ne savons pas l’impact véritable qu’il a eu sur d’autres bédéistes. Il semble peu probable que les auteurs de bédés « occultes » ne soient pas familiers avec son travail, particulièrement ceux de la « Nouvelle vague brittanique ».

Des créateurs comme Alan Moore et Grant Morisson, eux mêmes des magickiens reconnus, doivent forcément avoir lu l’INCAL non?  Ce sont-ils déjà référé à lui? Je me suis penché sur la question. Après moult recherche, voilà ce que j’ai trouvé.

Le personnage principal de l’INCAL, John Difool, est un héros typiquement américain. C’est un « minable détective privé de classe R », accro à la drogue, l’alcool et les putes, un peu lâche et pas spécialement brillant. Quand on connait la fascination de Jodo pour le Tarot (c’est d’ailleurs également  le cas de Morisson et de Moore, ce que l’on  peut constater à la lecture de leur Arkham Asylum et Promethea), on se rend compte que le nom du personnage  est hautement révélateur: John DIFOOL ou JEAN dit « le fou » ou John THE FOOL.

Dans le Tarot, Le fou, The Fool, c’est le Mat, l’arcane non numéroté. Certains « théoriciens » considèrent que le Mat débute cette narration linéaire initiale qu’est le Tarot, d’autres croient qu’il la termine. Pour Jodorowski, il est à la fois le début et la fin. En bref, c’est le personnage élusif et chaotique, peu conscient de son monde environnant. Il est peut-être celui qui commence un parcours les mains vides ou qui le fini dépouillé de toutes contraintes. On remarquera qu’un chien le suit: il mord peut-être le fou, qui reste indifférent, ou essaye de l’empêcher de tomber dans un gouffre. Dans l’Incal, John Difool est affublé d’un animal occupant précisément le même rôle, un oiseau nommé Groot. Le parcours de Difool commence et se solde par ailleurs en sombrant dans un gouffre, au moyen d’une ellipse rappelant un ruban de …Moebius (aucun lien de parenté direct!):

Ce sera la grande mission de John Difool de briser le cycle karmique de ses chutes en éveillant sa conscience. C’est la leçon que lui fournira Dieu-Le soleil- le Monde,la lumière divine au centre de l’univers dans l’épiphanie de la conclusion. C’est la fin des temps et le monde renaitra de ses cendres. John Difool sera de cette renaissance et il doit s’en souvenir.

Maintenant, sautons à Alan Moore. En 1997, Moore écrit pour Image et Wildstorm studio. Il compose durant cette période une des plus bouleversantes histoires de sa carrière, restée tristement peu célébrée. Le titre: Mr.Majestic: The big chill. Une bouleversante oraison funèbre pour un univers.

C »est la fin du monde. Il ne reste que quelques survivants, alors que les étoiles meurent et le froid éternel s’installe: Mr. Majestic (copie de Superman à peine déguisée et exploitée comme telle par Moore), EUCRASTIA la vampire, Jijimotu, un dieu extraterrestre indigène, APTIMAXER un super-héros cosmique d’inspiration Kirbyenne , GEMETH, une intelligence artificielle qui « calcule » les 9 milliards de noms de dieu (Arthur C. Clarke n’est jamais loin quand on veut faire dans la métaphysique!), Lord MATH, incarnation abstraite de l’arithmétique, le démon DANTALION, une souche intelligente de syphilis qui passe de cors en corps qui s’appelle SIMBERLEEN et MANNI WEIS, qui est nul autre que le juif éternellement errant de la légende hébraïque. Ce dernier, on le devinera, est également rien d’autre qu’une version juive du MAT, à la manière de John Difool.Cette improbable ménagerie de personnages forment une famille. Ce sont les derniers survivants de l’univers et ils se préparent à mourir.

À la toute fin, Mr.Majestic ira jusqu’au centre de l’univers pour mourir. Il y trouvera ceci:

Allez revoir le dessin plus haut juste pour le plaisir de la comparaison.

Mr. Majestic sera invité par cette entité « divine » à assister à la naissance d’un nouvel univers, dont il fera partie.  D’ailleurs, l’entité en question, il faut l’avouer, ressemble à s’y méprendre à Alan Moore, avatar de Dieu dans sa création. Toute cette histoire n’est rien de moins qu’un magnifique hommage à la cosmogonie de Jodorowski.

Grant Morisson maintenant. Son dérangeant pamphlet métaphysique,  THE FILTH. Dans le numéro 6 de la série, The Worlds of Anders Klimakks, nous sommes introduit à un pornstar qui a la particularité de produire un sperme noir comme de l’encre, absolument fertile et  irrésistible pour les femmes parce que chargé d’une phéromone spéciale.  Un réalisateur de porno sadique pratiquant l’occultisme veut « reproduire » la semence de notre héros à des fins troublantes que je vous laisse découvrir par vous même.

L’aspect physique de Klimakks a décidément quelque chose de  familier. Quand, à l’instar de Difool, on le voit faire l’amour dans un bain plein d’une forme de vie gluante que le héros « fertilisera », il n’y a plus de coïncidences possibles. Après ces scènes de bain érotique dans le protoplasme vivant, nos héros auront fertilisé la planète d’une multitude de bébé à leur image. Une société totalitaire où tout le monde est identique à nos deux héros.
Je rappelle le titre des deux histoires: The Worlds of Anders Klimakkks et Planète Difool.

Pour l’instant, ce sont là les deux manifestations les plus flagrantes d’hommage à Jodorowski que j’ai pu trouver dans d’autres bédés.  J’imagine  cependant qu’il y en a bien d’autres et j’invite nos lecteurs qui les connaîtraient à nous le faire savoir.

Au final, ce qu’il y a d’important dans ces références voilées, c’est qu’elles sont bien plus que de simples recyclages, hommages ou références. Ce sont des incantations. Moore et Morisson sont des magickiens qui invoquent les créations d’un maître à penser,  des sorciers penchés sur le grimoire d’un prédécesseur prolifique.

-FRANCIS OUELLETTE